La centrale ou la bougie
Comparer la peur du nucléaire aux craintes suscitées par le progrès au Moyen-Âge, comme l’a fait Nicolas Sarkozy, est un «discours absurde», selon Jean-Baptiste Fressoz, historien du climat: ce n’est «intéressant (que) si on le prend en tant que symptôme, symptôme de la ténacité bête et obstinée des arguments technophiles les plus éculés».
Tous les poncifs nucléophiles étaient au rendez-vous du discours de Nicolas Sarkozy sur le nucléaire (centrale de Tricastin, 25 novembre 2011). Avec sa syntaxe inimitable et approximative, notre président s’emportait contre la possibilité de réduire la part du nucléaire dans la production électrique: «Il n’est pas le temps de revenir à l’époque du Moyen Age, des peurs moyenâgeuses où l’on se méfiait du progrès […]. On ne va pas retourner à l’époque de la bougie!»
Certes non. Entre «l’époque de la bougie» et le programme électronucléaire français des années 1970, quelques autres possibilités techniques se sont naturellement présentées. Et c’est précisément de cela qu’il faut discuter, sans anathème. D’un certain point de vue, la question du nucléaire n’est pas environnementale, elle n’est pas même celle du risque, pourtant avéré, de cette technologie. Elle est simplement économique: sur le long terme, une fois pris en compte le coût abyssal du stockage des déchets durant des milliers d’années et celui du confinement des anciennes centrales, le nucléaire paraît être une mauvaise affaire dont il convient de comparer la rentabilité avec les autres filières énergétiques.
Mais le but de cet article n’est pas de prêcher la diversité énergétique ou d’expliquer une fois encore le rôle tout à fait minime du nucléaire dans la réduction des émissions de CO2. Non, le discours absurde de Sarkozy est intéressant si on le prend en tant que symptôme, symptôme de la ténacité bête et obstinée des arguments technophiles les plus éculés.
Commençons par l’inusable bougie chère à nos nucléocrates. L’argument ne date pas d’hier. Il apparaît en effet en 1819 durant la grande controverse suscitée par le gaz d’éclairage. Cette technologie extrêmement polluante et dangereuse fut âprement discutée. D’un côté, les opposants s’inquiétaient du risque d’explosion des gazomètres (construits en ville) et défendaient l’huile d’éclairage produite à partir de colza qui présentait le mérite de fournir un combustible renouvelable. De l’autre, les industriels et les académiciens prônaient l’usage massif du charbon, qui devait entraîner le développement de l’économie française sur le modèle britannique. La bougie devient le symbole d’une lumière faible et dépassée. Dans ce débat, Nicolas Clément-Désormes, un chimiste renommé, professeur à l’Ecole centrale des arts et manufactures, proposa une évaluation sereine du gaz d’éclairage. Après un examen minutieux de son coût, il arriva à la conclusion qu’il valait bien mieux miser sur le perfectionnement technique des lampes à huile.
Le point est important et mérite que l’on s’y arrête: l’axe du temps scandé par les innovations n’est pas un axe de leur valeur. Le gaz d’éclairage avec sa débauche de gazomètres et de conduites souterraines ne fait qu’imiter de manière coûteuse la simplicité merveilleuse de la lampe à huile qui a en outre le mérite d’être légère, portable et de préserver l’autonomie des individus. Les notions d’innovation ou de progrès se retournent comme un gant: «Supposons que l’éclairage au gaz ait été le premier connu, qu’il soit partout en usage, et qu’un homme de génie nous présente une lampe à huile ou une simple bougie allumée. Que notre admiration serait grande devant une si étonnante simplification». (1)
A côté de la bougie, le deuxième argument historique que l’on trouve sans cesse sous les plumes technophiles est celui des peurs que nos ancêtres auraient conçues à l’endroit des premiers trains. Celles-ci ne manquent jamais d’être rappelées afin de discréditer les peurs irrationnelles que susciteraient, de nos jours encore, les innovations.
Par exemple, en 2004, alors que la controverse sur les OGM battait son plein, le PDG d’une start-up de biotech expliquait dans le journal Le Monde: «Les innombrables articles écrits pour faire peur à l’opinion publique pourraient alimenter un bêtisier du même niveau que ce qu’on a pu écrire au moment de l’apparition du chemin de fer». L’année précédente, le philosophe des sciences Dominique Lecourt dénonçait les «biocatastrophistes» en se référant à un atavisme technophobe: «En 1835, devant le chemin de fer, les membres de l’Académie de médecine de Lyon demandèrent solennellement: « Est-ce bien utile? N’avons-nous pas des moyens bien plus sûrs et naturels de nous déplacer? Ne risquerons-nous pas des atteintes à la rétine et des troubles de la respiration à grande vitesse, les femmes enceintes ballottées ne vont-elles pas faire des fausses couches? »». L’importance qu’a prise cet argument mérite que l’on s’y arrête.
Il s’agit en fait d’un mythe dont on peut suivre la naissance, l’embellissement et la propagation. En 1863, dans le compte rendu d’un livre sur les maladies professionnelles des cheminots, Louis Figuier, le grand vulgarisateur des sciences du XIXe siècle, compose un petit bêtisier médical sur les chemins de fer. Il mentionne, sans donner de référence, des accusations proférées par de doctes médecins: les chemins de fer causeraient des avortements, fatigueraient la vue et causeraient même des troubles nerveux. Quelles que soient les sources, sans doute imaginaires, de Figuier, on ne trouve nulle trace du rapport de 1835 mentionné par Dominique Lecourt. L’académie de médecine de Lyon n’a d’ailleurs jamais existé.
La construction du mythe se poursuit en Allemagne. En 1889, Heinrich von Treitschke mentionne, sans donner de références, un rapport de 1835 (même date que le pseudo rapport lyonnais) du collège médical de Bavière qui conseille d’interdire les chemins de fer car leur vitesse faramineuse pourrait causer un «delirium furiosum» aux passagers. Cette anecdote connaît un succès extraordinaire. On la retrouve dans une histoire des chemins de fer en 1912, dans Mein Kampf en 1922 (où Hitler s’en sert pour ridiculiser les experts), puis dans différents travaux historiques sur la révolution industrielle ou les chemins de fer des années 1960-80, à chaque fois mentionnée à propos des «résistances au progrès».
Le but de ces précisions historiques n’est pas seulement de démystifier le discours technophile. Elles pointent en effet vers deux conclusions importantes pour la compréhension des enjeux actuels.
Premièrement, les innovations majeures du XIXe, que ce soit la vaccination, la vapeur, l’industrie chimique, le gaz d’éclairage ou les chemins de fer ont suscité des controverses considérables. Si les oppositions ont généralement été contournées ou supprimées, elles ont néanmoins eu un rôle déterminant dans la sécurisation de ces technologies. Par exemple, les innombrables plaintes, procès et pétitions n’étaient pas contre les chemins de fer mais contre les accidents qu’ils provoquaient et contre les compagnies soupçonnées de faire des économies au détriment de la sécurité des voyageurs. La sécurité actuelle des systèmes ferroviaires est l’héritière de ces contestations.
Deuxièmement, le XIXe siècle, que l’on caricature en siècle du progrès, n’a pas été simplement technophile. Nous ne sommes pas les premiers à distinguer dans les lumières de la science, l’ombre de ses dangers. Par contre, il est vrai que les modernisateurs ont réussi à passer outre les oppositions, les dangers, et la conscience aiguë que l’on avait de ces dangers. Et cela doit nous garder de tout optimisme naïf quant au contemporain. La visibilité actuelle des controverses technologiques et environnementales ne signifie pas nécessairement que nous sommes à l’aube d’une maîtrise démocratique de la technologie ou d’une ère nouvelle de réflexivité environnementale. Dans les années 1970-2010, au milieu d’une période de haute technophilie (nucléaire civil, informatique, internet et émergence des biotechnologies), nombre de philosophes et de sociologues communiaient dans cet espoir sans réaliser combien l’artificialisation croissante du monde le rendait dérisoire.
Outre le récent discours de Sarkozy, les événements de cet automne en fournissent d’ailleurs une parfaite illustration: la menace d’une récession a immédiatement relégué les mauvaises nouvelles climatiques (pourtant autrement plus graves) aux entrefilets des pages centrales de nos journaux. De la récession actuelle, on aurait pu au moins espérer qu’elle résolve une petite partie de nos soucis climatiques. Mais non. L’intensité en carbone de l’économie augmente. On s’achemine vers une stagnation économique et une croissance des émissions. 2011 a ainsi établi un record dans ce domaine, +6% d’émission en un an. Si on reste à ces niveaux, selon les modèles climatiques ce ne sont pas 2 ou 3°C, mais +6°C qu’il faut anticiper pour 2100. L’apocalypse est devenue un fait divers.
En fait, loin d’être devenues réflexives, nos sociétés fétichisent comme jamais auparavant l’innovation: à propos du climat ou d’économie, elle semble devoir être le seul recours pensable. Que le vocable de progrès ait, de nos jours, perdu de son lustre révèle simplement l’acceptation générale de sa logique: dans les sociétés contemporaines de la connaissance, unanimement tendues vers l’innovation et la maîtrise technique, c’est faute d’ennemi que le progrès a perdu son sens politique.
Jean-Baptiste Fressoz, Imperial College, Londres.
(1) Pour les références voir Jean-Baptiste Fressoz, L’Apocalypse joyeuse, une histoire du risque technologique, Le Seuil, février 2012.
01 – 12 – 2011 Par Les invités de Mediapart