« 15 thèses sur le nucléaire », c’est le titre du dernier article de Jean-Marc Royer qui vient de paraître dans la revue de Sciences-Po, Ecologie et Politique (n° 46). Nous en publions ici l’intégralité, avec l’autorisation de son auteur. Le rédacteur de l’appel « Hiroshima, Tchernobyl, Fukushima : des crimes contre l’Humanité » revient une nouvelle fois sur l’histoire du nucléaire en analysant les rouages des évènements, des horreurs et des crimes commis et sur les conditions similaires à Fukushima qui amèneront, si rien ne change, à une nouvelle catastrophe nucléaire en France. Selon Jean-Marc Royer, « des possibilités immenses » pour changer la donne sont en chacun d’entre nous, « pour peu que nous en sentions la nécessité en tant qu’être humain ».
15 thèses sur le nucléaire.
Jean-Marc Royer
« La leçon pourra s’écrire ainsi : toute authentique science politique nouvelle – de celle qu’invoquait autrefois impérativement Tocqueville, et qu’il convoquait comme une nécessité alarmée – ne s’amorcera dorénavant que d’une éthique de la désillusion, portail des œuvres de lucidité. Il n’y aura probablement plus d’autre Éthique pertinente aujourd’hui que celle qui s’amorce dans l’orientation de cet "axe". Qui y établit ses bases. Qui ne dit pas le Bien, mais qui scrute d’abord le Mal. » (1)
Ces thèses ne sont que la suite d’un travail sur le rôle, la place du mode de connaissance scientifique dans l’imaginaire occidental et les préliminaires d’un travail en cours. Elles se situent résolument du côté de la réflexion philosophique qu’impose l’ère nucléaire et sur les traces de Günther Anders (2).
Première thèse
Ce 6 août 1945, l’énergie nucléaire s’est d’emblée et massivement imposée à la conscience de l’humanité comme un commandement adressé à chacun, car, dès le lendemain, tous les pouvoirs (sauf Staline qui fulminait), tous les journaux, tous les intellectuels, tous les éditorialistes, tous les philosophes, à l’exception de Simon Charbonneau, Albert Camus et Günther Anders, se sont abandonnés à cette lourde menace, ou pire, l’ont célébrée comme une grande révolution scientifique, voire la promesse d’une ère nouvelle pour l’humanité (3). Mais entre l’exhortation générale à célébrer le progrès, et la conscience diffuse qu’un meurtre de masse venait peut-être encore d’être commis (les photos publiques d’Auschwitz dataient de quelques semaines), tout s’est passé comme si une gigantesque injonction subliminale avait été adressée à l’humanité dans son ensemble, que l’on pourrait ainsi formuler : « tu admireras ma science du désastre », ou, autrement dit, « tu honoreras ce qui détruit l’humanité à laquelle tu appartiens ». Ainsi, comme aux temps des Pharaons, la prosternation fut générale devant cette éclatante démonstration de toute-puissance et, dès le premier jour, le grand œuvre du refoulement fut initié : il fut à la mesure de la menace qui pesait pour la première fois sur l’ensemble du vivant et de l’écosphère. Cet été-là, les trois coups mortifères de la toute-puissance occidentale ont retenti (4) ; le second acte de cette tragédie n’est pas terminé.
Deuxième thèse
Toutes les premières photos (vues du ciel, et transmises par les militaires), montrent la dévastation des villes d’Hiroshima et Nagasaki (il faudrait plutôt dire leur volatilisation) qui fut si complète que les mots manquèrent pour le dire : les militaires, les politiques et même les scientifiques, avaient déjà éprouvé cette stupéfaction inouïe le seize juillet précédent lors du premier essai à Alamagordo. En conséquence, outre les aspects purement destructifs de cette nouvelle arme scientifique, des effets d’un autre ordre étaient « attendus, et même espérés », (d’une manière quasi mystique (5)), et que l’on pourrait formuler de la manière suivante : en sidérant les esprits, il s’agissait de ficher, au creux des inconscients, une munition anti-personnelle à retardement, destinée à faire des trous dans l’ordre symbolique du sujet (le langage) longtemps après l’explosion. Depuis, ces trous dans l’ordre symbolique n’ont fait que croître et sont devenus les niches d’une nouvelle servitude, car un des moyens dont dispose l’idéologie pour devenir inintelligible et invulnérable, c’est justement d’infiltrer le langage, les mots de chaque jour. D’autre part, cette forte stupéfaction des consciences a constitué ce que l’on pourrait appeler l’expérimentation princeps (à cette échelle) de la « stratégie du choc », laquelle, – combinée au dispositif (6) à 360° – inaugure ainsi l’usage d’un des leviers de la gouvernance propre au totalitarisme démocratique (7). Condition insuffisante, certes, mais nécessaire : c’est dans la critique radicale de cet ordre symbolique embarqué (embedded) et dans celle de l’imaginaire qu’on lui propose à peu de frais, que le sujet a des chances de maintenir une parole vivante, et le monde de survivre.
Troisième thèse
Levinas a attiré l’attention sur le fait, pour lui paradoxal, qu’une civilisation, qui avait proclamé la valeur absolue de la personne, ait industriellement massacré ou laissé massacrer six millions d’êtres humains du seul fait qu’ils étaient juifs, tziganes, homosexuels, internés en psychiatrie ou opposants. Il ajoutait que, malheureusement, la culture occidentale n’avait pu l’empêcher. Or, le premier génocide du siècle, déjà perpétré par l’Allemagne, le fut entre 1904 et 1908 en Namibie, contre les Hereros (8) tandis que dès ce moment-là, les pratiques eugénistes à la base du nazisme y fleurissaient (9) comme aux États-Unis et ailleurs (10). Une constatation s’impose : cette civilisation était déjà corrodée de l’intérieur, à un point inimaginable aujourd’hui ; il était donc vain d’en attendre un secours face à la barbarie (11).
N’en déplaise aux antiquaires de l’Histoire et de la Philosophie, il faut considérer ensemble Auschwitz et Hiroshima parce qu’ils sont l’avers et le revers d’une même médaille, et qu’ils ont marqué à jamais la conscience de l’humanité et le devenir de la planète de leurs sceaux indélébiles. Ce n’est pas seulement que la mort industrielle et scientifique y montrait son vrai visage, en 1945 ; il s’est alors ouvert une nouvelle période de l’histoire humaine et de l’Anthropocène dont toutes les dimensions sont encore méconnues ou très largement mésestimées, ce qui fait que l’on parle encore de manière laudative des trente années qui ont suivi la seconde Guerre mondiale comme de « trente glorieuses » années alors que jamais, depuis la nuit des temps, la Terre, le vivant et l’humanité n’avaient été confrontés à d’aussi dures épreuves. Deux exemples : sait-on que, depuis 1945, plus de cinquante millions de personnes sont mortes des suites d’accidents automobiles et qu’autant sont gravement handicapées à vie (12) ? Et qui sait que, depuis cette date les 2 400 explosions atomiques – et tous les autres avatars du nucléaire – auront provoqué plus de soixante-cinq millions de morts ? C’est-à-dire que ces deux non-évènements auront fait deux fois plus de victimes que la seconde Guerre mondiale (13) tout en restant insu.
Quatrième thèse
Au-delà de leurs spécificités, Auschwitz et Hiroshima ont plusieurs traits en commun dont l’un d’entre eux est capital : ce sont des crimes commis contre l’Humanité (14). De ce fait, la génération d’après-guerre a eu en cadeau dans son berceau les signifiants des plus radicales expériences de déshumanisation que le monde ait jamais connues. L'effet de ces désastres n’est toujours pas apuré dans les consciences (et la civilisation) occidentales, ce qui contribue à mettre entre parenthèses tout sens moral et à refouler ce qui en fait l’inhumanité radicale. La transmission entre générations en est profondément affectée : sur quel crédit moral la parole des ascendants peut-elle encore s’appuyer ? L’avènement de l’image télévisuelle, (qui a préparé celle de l’informatique généralisée), est venu approfondir cette césure par la prévalence d’une procédure de connaissance qui se voudrait immédiate (dans les deux sens du terme), c’est-à-dire sans aucun intermédiaire et « en temps réel ». C’est ainsi que la parole des anciens et notre langue maternelle sont progressivement mises hors-jeu. Or, cette transmission entre générations, c’est l’apprentissage de la butée, de la limite ; quand il fait défaut, il se fait par le passage à l’acte avec tous les effets délétères et mortifères que cela entraîne. Cet état des choses (visible aussi bien au plan individuel et collectif que politique) est porteur des plus gros dangers pour notre monde en tant que nous avons acquis les possibilités technoscientifiques de tout détruire d’une manière systémique, que ce soit violemment, très lentement, ou même en faisant passer cet anéantissement minutieux pour un projet salvateur (Cf. les projets de géo-ingénierie nanotechnologique comme recours contre les effets des surcroîts de gaz à effet de serre).
Cinquième thèse
Tout ce qui précède (y compris les profonds traumas de guerres) constitue le terreau d’une évolution sociale et psychique inédite qui a été favorisée et s’incarne à merveille dans « l’American Way of life » : la jouissance de l’objet (15) et la tyrannie de l’immédiat fondent une double « forclusion du sujet » (16). Les dispositions psychiques elles-mêmes, qui permettaient de penser, de sublimer, ont progressivement été dévaluées : ce qui est de l’ordre de la Culture, de la création, de la réflexion critique, est partout mis au ban, sans avoir même besoin de le formuler, encore moins de le planifier ; l’efficacité immédiate, le taux de retour sur investissement ou l’image de marque sont devenus les critères d’un utilitarisme universellement admis et promu. Cela a engendré, avec le leurre généralisé d’un prétendu individualisme (17) (en fait un conformisme totalement et vulgairement formaté), une irrésistible « mèreversion » (18) de la démocratie dont la figure s’est progressivement tournée vers une sorte de totalitarisme démocratique. La mise en place de cet État politique doit beaucoup au coup de maître initial (encore très largement sous-estimé, car peu étudié, et dont les archives sont encore pour partie inaccessibles), qu’a représenté le Manhattan Project durant les années de guerre.
Sixième thèse (première forme du déni)
J’appelle « secrets de la famille occidentale » tout ce qui a conduit à Auschwitz et à Hiroshima. Ceux-ci, d'indicibles après-guerre, sont devenus innommables à la seconde génération et deviennent inimaginables pour la troisième, celle d’aujourd’hui. Cela a également entraîné des ruptures de mémoire qui compliquent la nécessaire conscience du « peu d’avenir que contient le temps où nous sommes » (19). En plus de la difficulté accrue qui s’ensuit pour affronter l’immensité de ces crimes voilés contre l’humanité, cela entraîne évidemment leur refoulement. Il en résulte que la mort à grande échelle véhiculée par l’énergie atomique (et cette civilisation industrielle) a été prise dans la banquise de profonds dénis, ce qui a fortement contribué à anesthésier la conscience de cette CHOSE et de ses dangers à tous les niveaux de la société : civile, technicienne, scientifique, philosophique et politique. La privatisation « des exploitants » en cours depuis trente ans, avec son cortège de démotivations et de suicides reconnus après-coup, d’externalisations et de départs massifs à la retraite, occasionnent d’autres types de ruptures de mémoire propre aux macro-systèmes sociotechniques à interactions complexes et couplages forts (20) qui sont totalement inédits par leur extension et leur diversité. D’autres facteurs historiques, sociaux, organisationnels et techniques, notamment le vieillissement des installations jusqu'à soixante ans, comme le souhaite EDF, augmentent la probabilité d’une occurrence de catastrophe nucléaire majeure dans ce pays, jusqu’à la rendre inéluctable.
Septième thèse (la mémoire et le déni)
La France entretient de drôles de liens avec sa mémoire historique, et pour cause. Comme il y eut une drôle de guerre de septembre 1939 à mai 1940, une profonde défaite de juin 1940 à juin 1944, une curieuse collaboration durant ces quatre années, une troublante libération importée d’outre-Atlantique et initialement prévue en occupation militaire (21), il s’est mis en place une étrange victoire d’août 1944 à octobre 1945. Que l’historiographie française ait eu besoin d’être ébranlée, trente ans après, par un chercheur étranger, Robert Paxton, pour ouvrir les yeux sur ce douloureux passé, n’est pas sans signification pour ce qui nous préoccupe. Car dans ce pays, plus que partout ailleurs, le nucléaire s’est établi sur le profond déni d’une réalité historique plus que désagréable à affronter, sans parler de la réitération de ces amères défaites, quelques années plus tard, en Indochine et en Algérie.
C’est ce déni de tout un pan du passé (de 1940 à 1962, presque le temps d’une génération), largement partagé dans la société française, qui coule encore, souterrainement, dans tout l’imaginaire de la classe politique à travers le fantasme de « glorieuses années ». C’est ce qui explique aussi le statut intouchable et enkysté du nucléaire dont ils espéraient une rédemption et qui en conserve une part de sacré à leurs yeux, sacralité illustrée par la locution suivante : « l’indépendance-énergétique-et-militaire-de-la-Nation » (22). Érigé en principe intangible qui infuse dans la haute administration, dans les grands corps et parmi les technocrates, ce profond déni est caractéristique de l’imaginaire des politiques français : ils veulent encore tous croire dur comme fer que le nucléaire français est exceptionnellement sûr et qu’il n’y a donc pas lieu d’affoler la population, ni même de s’en préoccuper.
Cela constitue évidemment une des meilleures manières de préparer l’avènement d’un accident majeur car ce fut exactement l’état d’esprit du « village nucléaire » japonais (politiques, administrateurs, régulateurs, industriels et exploitants confondus (23)) à la veille de Fukushima – un état caractérisé par une incompétence à peine croyable, la dissimulation, les malversations, une impréparation maximale – et ce sera exactement la même chose en France.
Huitième thèse
C’est dans les semaines suivant Nagasaki, avant même la création de la « joint commission (24)» puis de l’Atomic Bomb Casualty Commission (25), que se sont mis en place les termes d’un débat sur les contaminations aux faibles doses qui n’en finit pas depuis plus de soixante ans, alors que c’est une question de santé publique de première importance. Étudier ce qui s’est vraiment passé juste après le désastre, au Japon, en 1945, reste d’une brûlante actualité : autant que l’on sache, des pans entiers de cette réalité sont encore sous le sceau du secret. J'emploie l’expression autant que l’on sache, car, au fur et à mesure que l’on se penche sur l’histoire de cette industrie nucléaire civile et militaire, on prend conscience qu’elle est marquée du double sceau du secret et de la mort. Cette question mériterait également d’être examinée d’un point de vue épistémologique : au village nucléaire international qui dénie ces effets en les nommant « stochastiques », c'est-à-dire non déterministes, il faudrait renvoyer l’indéterminisme fondamental qui caractérise tout ce qui concerne les phénomènes engendrés par le bombardement neutronique non contrôlé d’un noyau d’uranium ou de plutonium.
Neuvième thèse
Les dimensions exceptionnelles du « Manhattan Project » n’ont pas été suffisamment étudiées ou prises en compte pour de multiples raisons et dans de multiples domaines. Or ce projet inaugure ce « dispositif à 360° » caractéristique d’une dérive des États, synchrone de l’impériale « American Way of life » qui fut non négociable depuis ses débuts. Sur le mode d’une rationalité calculatrice sans vérité, avec la science pour puissant référent universel, le totalitarisme démocratique qui s’est progressivement mis en place n’a pas pris pour modèle celui des années 30 en Europe. Le « plus jamais ça » est donc totalement inadéquat pour décrypter cette mutation économique et politique du lien social. L’encerclement idéologique des individus qui s’en est suivi a pour pendant la misérable « circularité des raisons de vivre » que la production industrielle de masse a imposé avec la consommation de ses produits par ses propres producteurs.
Dixième thèse
Ce que contient la piscine N°4 de Fukushima, ce ne sont pas seulement trois cents tonnes d'assemblages neufs et irradiés, c’est l’équivalent de trois « cœurs » de réacteurs (50 % de plus qu’à Tchernobyl). Elle contient le danger, suspendu à trente mètres de hauteur, de rayer de la carte une grande partie du Japon, avec des conséquences mondiales imprévisibles (26). Qu’en disent les autorités, le village nucléaire international et les médias, en particulier en France ? Les uns sont dans leur déni constitutif, quant aux autres, il faut avoir entendu, au moins une fois dans sa vie, ce type de conférence de presse pour en croire ses oreilles (27) … Au temps de l’Anthropocène, la notion de catastrophe sous-entend la dévastation totale de l’écosphère comme horizon, même si les spécificités, les spatialités et les temporalités des diverses catastrophes ne sont pas prévisibles. Depuis les années 40, le monde est devenu un laboratoire d’essais de la toute-puissance à l’échelle1:1. Les animaux sont devenus des produits industriels dès 1865 à Chicago ; les êtres humains, eux, de la chair à canon, des cobayes (28), des ressources, puis des variables d’ajustement selon les besoins ; quant au vivant, aujourd'hui brevetable, il est en passe d’être entièrement aux mains de trusts transnationaux.
Onzième thèse
Tout comme il y eut des Faurisson, il y a des négationnistes de l’Anthropocène. Il est de la toute première importance de comprendre que la toute puissance – au besoin armée – fut et reste le cadre dans lequel ils ont vécu, dans lequel ils demeurent, et qui a façonné leur être intérieur : ils s’y accrocheront jusqu’à la dernière minute. En ce sens, avec Auschwitz, le nucléaire, « fils-aîné-de-la-science » reste une clé de voûte capitale de l’imaginaire occidental qui mène le monde à sa perte. La toute-puissance nucléaire représente le saut de la mort où certains veulent entraîner l’Humanité et l’écosphère. La déconstruction de cet imaginaire, pièce à pièce, est une condition nécessaire, bien qu’insuffisante, pour préserver notre humanité au quotidien et aussi celle de nos descendants.
Douzième thèse
Tout comme le néolibéralisme financier n’a plus besoin de parler politique pour faire la politique du monde, mieux, pour mettre à genoux des dirigeants politiques partout asservis à leurs soifs de liquidités, le nucléaire, qui, partout, a été promu par des complexes scientifico-militaro-industriels et a été imposé par des minorités, se présente comme l’assurance d’un confort à bon marché incontournable, encouragé en cela par la consommation de masse et une politique de croissance illusoire. Encouragé aussi par l’absence d’études exhaustives contradictoires en la matière, il se paye le luxe de se présenter sur le papier glacé des médias comme une énergie propre et économique. Et même après la catastrophe de Fukushima, s’il advenait que des aménagements de sécurité en viennent à lui être imposés, le village nucléaire international a d’ores et déjà préparé sa réponse : il exige d’ores et déjà en contrepartie de pouvoir prolonger l’exploitation des installations le plus longtemps possible (29), c'est-à-dire jusqu’à la dernière minute.
Treizième thèse. Le nucléaire, essence du politique « postmoderne ».
Avec la domination sans partage du mode de connaissance scientifique, tous les verrous qui rendaient le réel incontournable et avivaient ainsi le DESIR ont sauté. Le réel a alors acquis un autre statut : de fondamentalement inatteignable, il est prétendument devenu à la portée de l’homme demain matin. Cela peut s’énoncer autrement : les sciences peuvent nous dire tout le vrai, plus rien ne peut échapper, la transparence est possible et toute entrave à la jouissance immédiate trouvera sa solution finale (c’est ainsi que doivent se penser les projets de géo-ingénierie). Ce paradigme de la toute-puissance est au cœur de l’invention et de l’utilisation de l’énergie atomique. C’est, – avec ses dangers incommensurables – ce qui fait du nucléaire l’essence philosophique incontournable du politique postmoderne. En ce sens, la toute-puissance constitutive du nucléaire participe bien plus que d’une idéologie ou d’un récit de fondation. Elle s’appuie et relève d’une nouvelle conception de l’humanité, post-prométhéenne, et son anthropologie reste à faire.
Quatorzième thèse.
La synergie avec le néolibéralisme financiarisé est devenue envahissante, très préoccupante même, car la consigne sociale de celui-ci est de faire sauter toutes les bornes, de gommer la notion même de limite, pour pouvoir miser sur une croissance et une expansion sans fins, avec pour horizon une catastrophe planétaire à laquelle les uns et les autres préparent subrepticement les populations (30). Au niveau individuel, il est devenu hautement recommandé de faire appel à la technoscience pour éviter d’avoir à se confronter au réel et à éprouver la perte, la solitude, la finitude, notre mortalité – autrement dit la condition humaine qui nous amènerait à prendre conscience et à réagir.
Quinzième thèse. Appels à la surrection des consciences.
La critique, pour identifier les éléments négatifs d’un ordre social et politique, a besoin d’un horizon de sens, et le seul qui vaille, en ces domaines, c’est celui de l’émancipation. Or, de ce côté-là, le ciel s’était bien obscurci, et pour de multiples raisons, depuis quelque temps. Ce qui fait que, souvent, l’analyse n’a plus de points d’appui, plus de repères, évite même soigneusement de développer toute problématique : « on se réfère à un ensemble de connaissances très élaborées mais qui deviennent sans conséquences, dont il ne sera rien tiré. C’est par exemple ce que l’on rencontre fréquemment dans certains discours académiques : une accumulation de connaissances très développées, très intéressantes, un déploiement de savoirs rigoureux et argumentés qui, pourtant, peuvent très bien ne jamais devoir engager leur auteur et se révèlent dès lors sans aucun effet (31) ». C’est le prix, depuis trente ans, des défaites, des reniements, de l’envahissement néolibéral et d’une forme de servage inédite dans l’histoire de l’humanité. Faute de cet horizon d’émancipation, le devenir catastrophique du monde et du vivant – qu’il ait pour origine des activités industrielles, nucléaires ou financières – est venu en prendre la place dans la critique. Et après tout, ce pourrait être un retour salutaire à la matérialité, à la réalité… de ce que nous vivons.
1) Le temps est venu de lancer des groupes de recherche, des conférences ou des séminaires autonomes, bref toute forme d'élaboration intellectuelle indépendante, sans laquelle aucun changement de cap ne pourra se faire. Sans oublier que les réseaux informatiques ne pourront jamais rivaliser avec l’action coordonnée des hommes, le devenir de tous les « printemps arabes » est une malheureuse illustration de cette autre nécessité : celle de « penser le monde » avant que d’autres le fassent à notre place et s’emparent de l’espace de démocratie ainsi créé. Les militaires, les économistes, les politiques libéraux, avaient très tôt compris (dès 1947 avec la société du Mont Pèlerin) qu’il ne pouvait y avoir d’issue politique en leur faveur sans avoir au préalable gagné la bataille des idées : ils ont financé les radios, les télévisions, les universités, les « think-tank » par milliers pour défaire l’ex-URSS puis les mouvements contestataires des années 60 et ont préparé patiemment l’avènement néolibéral. Hors cette lutte déterminée sur le terrain des idées, il n’y a pas d’autre possibilité de les empêcher de mener le monde et notre humanité à leur perte. Le nombre de décennies qu’il nous reste pour les arrêter se compte vraisemblablement sur les doigts d’une main … Pour le moment, ce que nous avons tous à y gagner, c’est qu’il n’y a pas non plus d’autre manière de rester humain, jour après jour.
2) En 2011, pour le vingt-cinquième « anniversaire de Tchernobyl » et suite à la catastrophe de Fukushima, un appel (32) intitulé « Hiroshima, Tchernobyl, Fukushima : des crimes contre l’Humanité » fut publié. Cet appel à la conscience morale et politique, signé par un certain nombre de philosophes et de personnalités – Paul Ariès, Marc Atteia, Marie-Christine Gamberini, Raphaël Granvaud, Alain Gras, François Jarrige, Eva Joly, Baudouin Jurdant, Paul Lannoye, Serge Latouche, Frederick Lemarchand, Corinne Lepage, Stéphane Lhomme, Jean-Marie Matagne, Jean-Marie Pelt, Pierre Rabhi, Jacques Testart, Alexeï Yablokov – traduit en six langues (dont le japonais et le chinois) fit le tour du monde sur Internet. Fallait-il le transformer en pétition internationale ou le laisser subsister ainsi, fragile, à la surface de la mémoire, comme l’émotion qui suit l’écoute d’une œuvre musicale, surtout quand l’artiste indique au public que le silence qui suit fait partie de l’interprétation qu’il vient de lui donner ? En tous cas, nous avons eu la satisfaction de constater (y compris aux Etats-Unis) qu’il n’est pas rare maintenant de voir CES CRIMES appelés par leurs noms. Cet appel est une illustration des possibilités immenses de chacun d’entre nous, pour peu que nous en sentions la nécessité en tant qu’être humain.
3) Une des marques essentielles d'une œuvre artistique, c’est qu’elle bouleverse notre être. Et, lorsqu'une chape de plomb pèse sur les mémoires et les consciences, une œuvre d’art peut contribuer de manière décisive à dessiller nos regards, car elle a ce pouvoir incomparable de nous rendre envisageable (et même représentable) ce qui est socialement refoulé et qui fait défaut dans l’élaboration intellectuelle. En France, des films comme Les sentiers de la gloire de Stanley Kubrick, Le chagrin et la pitié de Marcel Ophüls, et Shoah de Claude Lanzmann, quelques réserves que l'on y fasse, furent des événements multidimensionnels aussi bien par leur propos que leur ampleur de vues. De même, les œuvres de Primo Levi, Robert Antelme, David Rousset, Charlotte Delbo, Elie Wiesel, Jorge Semprun, Jean Améry, furent d'une importance décisive lorsque dans l’après-guerre, il fallut rendre la voix à ces rescapés des camps de la mort alors que l’on s’échinait à en étouffer la parole une seconde fois. Autrement dit, lorsque le silence ou le refoulement sont de mise, les artistes ont un rôle de dévoilement irremplaçable (33). Or il s’est passé quelque chose de fondamental à Hiroshima sur le plan de la tragédie, du pathétique, du politique, de la vie elle-même. Souvenons-nous que les cinquante-cinq réacteurs japonais ont avant tout été construits sur les failles de cette mémoire. Il y aura d’autres Fukushima, ici même, car du point de vue de la mémoire, nous avons des béances au moins aussi imposantes que celles du peuple japonais, et le déni en plus (le parallèle entre les deux pays est d’ailleurs fort instructif). C’est pourquoi nous attendons avec impatience des Canto Général écrits par des Patrick Chamoiseau, Édouard Glissant, Viviane Forrester, André Velter, Armand Gatti, Beaudoin de Bodinat et orchestrés par un Mikis Theodorakis. C’est un Sophocle, un Euripide ou un Eschyle que nous espérons, pour mettre en scène la tragédie, unique, que l’humanité et le monde sont en train de vivre.
Jean-Marc Royer décembre 2012/janvier 2013.
Je tiens à remercier Christophe Bonneuil pour ses encouragements et Alain Gras, Quentin Hardy, Serge Latouche et Sandrine Marchal pour leur relecture de cet article.
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1 Gérard Rabinovitch, Inquiète ton voisin comme toi-même. Notes critiques sur Modernité et Holocauste de Zygmunt Baumann, Travailler, 2003/2 n° 10, p. 163-184. DOI : 10.3917/trav.010.0163, http://www.cairn.info/revue-travailler-2003-2-page-163.htm
2 Et sur celles de Michel Henry, Jean-Claude Michéa, Majid Rahnema, Cornélius Castoriadis, Jean-Pierre Lebrun.
3 Roger Belbéoch a lu la presse internationale. Il fait part de ce travail dans une interview (en bas de page) sur http://www.dissident-media.org/infonucleaire/brevet_bombea.html. Tout cela revenait aussi à présenter cette explosion comme l’implacable illustration du fait que, dorénavant, nul ne pourrait plus jamais arrêter la marche du Progrès car sa puissance dépassait maintenant, et de loin, toute volonté humaine.
4 16 juillet, 6 et 9 août 1945.
5 Les premiers mots d’Oppenheimer furent ceux de la Bhagavad-Gîtâ : « Maintenant, je suis devenu la mort, le destructeur des mondes ».
6 Dispositif : « tout ce qui a, d'une manière ou d'une autre, la capacité de capturer, d'orienter, de déterminer, d'intercepter, de modeler, de contrôler, et d'assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants », Giorgio Agamben, Qu'est-ce qu'un dispositif ? Rivages, 2007.
7 Il s’agit là, pour le dire vite, de l’utilisation des moyens démocratiques contre la démocratie, ce qui tend à devenir systématique en Occident. Une autre forme en est la dénégation des votes populaires rejetant les différents traités européens ou, les « ajustements » législatifs et constitutionnels des pouvoirs exécutifs afin de se soustraire aux poursuites judiciaires encourues à la suite d’agissements délictueux ou criminels ou pire encore et plus récemment, la nomination de quatre financiers ayant transité par la même banque, Goldmann Sachs, à la tête de responsabilités gouvernementales européennes en dehors de tout processus démocratique.
8 Ingolf Diener, Namibie, une histoire, un devenir, Éditions Karthala, Paris, 2000, http://www.lautresite.com/new/edition/explo/hereros/ et http://pressafrique.com/m102.html. De même, au Congo, entre 1890 et 1907, durant le règne du roi Léopold II de Belgique des massacres de masse avec ordre d'extermination des villageois ont été constatés, tout comme dans l’Oubangui-Chari. Sources : Arthur Conan Doyle, Le crime du Congo belge, Nuits rouges, 2005. Adam Hochschild, Les fantômes du roi Léopold ; la terreur coloniale dans l’État du Congo, Tallandier, 2007. Jules Marchal, E.D. Morel contre Léopold II ; l'histoire du Congo, 1900-1910, t. 1 et 2, Harmattan, 2003, 2010. Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres, Flammarion, 2012. http://www.pressafrique.com/m396.html et Stephen Smith, Géraldine Faes, Bokassa 1er; un empereur français, Calmann-Lévy, 2010.
9 En 1915 déjà, un scientifique américain, Vernon M. L. Kellogg est nommé directeur du Comité d’aide aux Belges par le gouvernement des USA. C'est à ce titre qu'il se trouve au Grand Quartier Général allemand en 1917 et qu'il en rapporte un livre peu connu " Headquarters Nights, a record of conversations and experiences at the headquarters of the german army in France and Belgium " dans lequel il rapporte les théories âprement discutées au GQG allemand qu'il a fréquenté au jour le jour. J’en ai traduit quelques extraits dans mon ouvrage, La science creuset de l’inhumanité. Décoloniser l’imaginaire occidental, l’Harmattan, 2012, pp 49 et 152.
10 Et jusque dans la législation suédoise des années 1970. Cf. André Pichot, La Société pure. De Darwin à Hitler, Flammarion, coll. « Champs », 2009.
11 Cf. mon ouvrage, opus cité, pp 43-65 et 82-85.
12 Contribution personnelle au séminaire GATSEG de Dominique Pestre, Sezin Topçu, Soraya Boudia, Amy Dahan. Mai 2012.
13 Je renvoie à ce sujet à la publication du Comité Européen sur le risque de l’Irradiation, (CERI) Recommandations 2003 du CERI, Éd Frison Roche, 2004, p 168 ou au rapport en anglais sur : www.euradcom.org ou aux publications de l’académie des sciences de New-York ou bien encore à mon ouvrage Note XV. Activités nucléaires depuis 1965 : plus de soixante-cinq millions de morts, p 178.
14 Cf. à ce sujet l’appel international « Hiroshima, Tchernobyl, Fukushima : des crimes contre l’humanité » traduit en plusieurs langues et signé par une vingtaine de philosophes et personnalités publiques.
15 La première bombe atomique qui explosa le 16 juillet 1945 avait pour nom de code Gadget.
16 Forclusion ou enfermement. Dire que le « sujet », au sens philosophique, est forclos ou « barré », comme aurait dit Lacan, c’est dire qu’il ne peut advenir à lui-même. Autrement dit, les sujets cèdent le pas à leurs ombres, dans une quête sans fin de la jouissance immédiate, ce qui convient à merveille au système marchand qui sous-tend le « totalitarisme démocratique ».
17 Cf. à ce sujet l’œuvre de Cornélius Castoriadis.
18 Concept emprunté à Jean-Pierre Lebrun dans son maître ouvrage, La condition de l’homme n’est pas sans conditions, Denoël, 2010.
19 Beaudoin de Bodinat, La vie sur Terre. Réflexion sur le peu d’avenir que contient le temps où nous sommes, Encyclopédie des nuisances, 2008.
20 Extension du concept d’Alain Gras : les Macro systèmes complexes.
21 Occupation militaire préparée par les États-unis sous le nom d’AMGOT, Allied Military Government of Occupied Territories.
22 « Indépendance » largement appuyée sur un néocolonialisme plus destructeur que l’ancien. Cf. à ce sujet Raphaël Granvaud, Areva en Afrique ; une face cachée du nucléaire français, Agone, 2012.
23 Cf. à ce sujet le rapport de la commission indépendante de la Diète japonaise sur Fukushima, The national Diet of Japan. Fukushima Nuclear Accident Independent Investigation Commission (NAIIC), année 2012.
24 En septembre et octobre 1945 au moins trois commissions états-uniennes différentes se rendirent au Japon. Cela commençait à tirer à hue et à dia. Mac Arthur exigea donc une réunion de ces entités de manière à mieux les contrôler.
25 Atomic Bomb Casualty Commission, fondée en 1946 par les États-Unis dans le Japon occupé pour récupérer le maximum d’éléments, d’enquêtes et de travaux sur les irradiations et les contaminations atomiques afin d’en interdire l’accès ou l’usage ultérieur.
26 Cf. l’étude que j’ai coordonnée avec P. Fetet, publiée sur son blog : http://ddata.over-blog.com/4/37/62/00/piscine-4/Piscine-du-R4-V9–2-.pdf
27 Pour se faire une idée précise ce cette complicité, il faut absolument regarder la seconde partie de la conférence de presse de l’ASN du 28 juin 2012 sur son site : http://www.asn.fr/index.php/S-informer/Actualites/2012/Rapport-de-l-ASN-2011-il-y-aura-un-avant-et-un-apres-Fukushima.
28 Entre 1942 et 1961, diverses « expériences » d’irradiation et d’inoculation radioactives furent pratiquées sur des enfants et des adultes civils et militaires états-uniens dénommés HP, Human Products : JP Desbordes, Les cobayes de l’apocalypse nucléaire, Roularta, 2011, pp 54 à 62.
29 Ce qui revient à tenter de reprendre d’une main ce que l’on a accordé de l’autre, sans parler de toutes des stratégies de lobbying destinées à affaiblir le contenu des recommandations applicables, ni des lenteurs bureaucratiques opposables, ni du détournement des règles dans l’application des procédures obligatoires, ni des externalisations galopantes. Cf. à ce sujet le rapport de la commission indépendante de la Diète japonaise sur Fukushima, opus cité.
30 Cf. le projet Ethos in bulletin Criirad : http://www.criirad.org/actualites/tchernobylfrancbelarus/conclusionsonu_aieasept05/tu22mensonges.pdf
ou la vidéo de Michel Fernex : http://www.youtube.com/watch?v=tyiSRxLYAss ou encore : http://www.dissident-media.org/infonucleaire/codirpa.html ou bien encore l’étude des projets Ethos, Core, Sage, Parex in Marc Atteia, Le technoscientisme, le totalitarisme contemporain, Yves Michel, 2009.
31 Jean-Pierre Lebrun, La condition humaine n’est pas sans condition, Denoël, 2010, p 23. Voir aussi Un monde sans limite, érès, 2009.
32 Publié par les Zindigné(e)s en novembre 2011 et mis en ligne par Pierre Fetet sur le blog dédié à Fukushima : http://fukushima.over-blog.fr/article-appel-international-hiroshima-tchernobyl-fukushima-des-crimes-contre-l-humanite-101458831.html
33 L’horreur économique de Viviane Forrester, un essai publié en 1996, diffusé à trois cent cinquante mille exemplaires et probablement lu par un million de Français, traduit en vingt-quatre langues a, de ce point de vue, constitué un événement qui était l’œuvre, comme dans toutes les périodes troubles, d’un artiste, en l’occurrence d’un écrivain-essayiste. D’où cette dernière thèse en forme de triple appel.
.Source : http://fukushima.over-blog.fr/article-15-theses-sur-le-nucleaire-116587970.html