La façon dont le ministre de l'industrie, Eric Besson, a commencé, dès dimanche, à préparer les esprits prouvait à elle seule le côté brûlant du sujet. Le groupe Areva, le joyau nucléaire français dont l'Etat est actionnaire à 87%, est en difficulté, reconnaissait-il. Aimable euphémisme.
Lundi, à l'issue d'un conseil de surveillance, le groupe nucléaire a dévoilé l'ampleur de la catastrophe : il va enregistrer une perte de 1,4 à 1,6 milliard d'euros en 2011.
L'essentiel de ces pertes est lié à des dépréciations d'actifs. Areva efface 2,4 milliards d'euros de valeur, dont 1,4 milliard pour le rachat d'UraMin, la société d'uranium canadienne reprise en 2007. 1.500 emplois doivent être supprimés en Allemagne mais plus de 1.200 disparaîtront aussi en France, par non-remplacement de départs en retraite, contrairement aux demandes du gouvernement. Compte tenu de sa dégradation financière, le groupe public prévoit de réaliser un plan d'économie de 1 milliard d'euros par an jusqu'en 2015. Mais il devra sans doute être recapitalisé au moins à hauteur de 1 milliard. Pour pallier l'impécuniosité de l'Etat, EDF risque d'être sollicité.
Comment le groupe public a-t-il pu en arriver là ? L'argumentaire a déjà été préparé : l'accident de Fukushima serait la principale cause. Le choc créé par le cataclysme nucléaire au Japon a coupé les ailes au renouveau tant espéré de l'énergie nucléaire dans le monde. Tous les projets d'expansion du groupe sont à revoir. L'Allemagne a déjà décidé de fermer toutes ses centrales : d'où la suppression imposée de 1.000 emplois dans ce pays, faute de débouchés. Après Fukushima, Areva a perdu l'essentiel de son activité commerciale au Japon. Huit réacteurs ont été fermés et personne ne sait s'ils repartiront un jour. Le groupe nucléaire a donc perdu des clients pour son MOX, le combustible qui a mis le parti socialiste en fusion lors de son accord avec EELV.
Cet effondrement industriel et commercial sans précédent justifie une réflexion profonde sur la nature d'Areva et une révision forte de tous les projets du groupe et de sa dimension pour s'adapter à un avenir qui risque d'être de moins en moins nucléaire. Mais ce constat n'explique pas à lui seul une telle déconfiture financière.
Car ce que le groupe solde aujourd'hui, ce ne sont pas ses rêves d'expansion détruits dans l'explosion de Fukushima mais ses erreurs de gestion passées. La tactique du successeur chargeant au maximum la barque de son prédécesseur, pour mieux être libéré du passé, est à l'œuvre, ne vont pas manquer d'avancer les défenseurs d'Anne Lauvergeon, qui a trouvé refuge au conseil de surveillance du quotidien Libération. C'est incontestablement le cas. Luc Oursel qui a pris la présidence du directoire en juin a certainement envie de se redonner un peu d'oxygène.
Dans son cas, l'opération vérité est cependant à double tranchant. Car il est dans le groupe depuis dix ans, au comité exécutif depuis trois ans. Il était chargé de la surveillance industrielle du calamiteux chantier finlandais de l'EPR. Il a sa part de responsabilité dans ce qui s'est fait auparavant.
Mais le bilan de la folle gestion d'Areva ne pouvait plus être tu. Le groupe public est depuis des mois sous la pression des agences de notation qui menacent de le dégrader jusqu'en catégorie « junk bonds ». Les banques, une à une, se retirent du jeu, laissant l'Etat seul assumer la suite. Pour finir, une mission d'enquête de la commission des finances, que le député UMP Camille de Rocca-Serra s'est empressé de quitter, a commencé depuis juin à se plonger dans les comptes et les errements du groupe public et a rendu un premier rapport d'étape des plus alarmistes en octobre.
Le rapport final devrait remis fin janvier. Avant même ses conclusions, beaucoup s'alarment.
Un EPR à 6,6 milliards d'euros
Mille alertes ont été lancées depuis des années sur les dérives financières et industrielles d'Areva. Tout a été enterré, masqué par la communication dispendieuse mais redoutable d'Anne Lauvergeon, patronne atomique en butte, à l'en croire, à des complots redoutables d'ennemis industriels et politiques ne visant qu'à sa défaite. Aujourd'hui, Anne Lauvergeon est partie. Les livres de compte s'ouvrent et les additions se font.
Il y a d'abord l'EPR. Après des années de déni, Areva a dû reconnaître que le chantier finlandais du réacteur nucléaire de troisième génération était un gouffre financier. Défauts de conception, pertes de main-d'œuvre qualifiée, sous-estimation des difficultés, insuffisance des suivis du chantier, problèmes avec le régulateur finlandais, retards en tout genre… La centrale qui devait être achevée en 2009 ne le sera peut-être même pas à la fin 2013 (voir notre enquête sur un fiasco industriel).
Le groupe a déjà provisionné plus de 2 milliards d'euros, ces dernières années. Le conseil de surveillance a décidé de rajouter 150 millions d'euros cette fois-ci encore. « L'EPR finlandais va coûter 6,6 milliards au lieu de 3 milliards», dit le député PS Marc Goua qui conduit la mission d'enquête de la commission des finances. Pour l'instant, le groupe nucléaire assume seul le surcoût, Siemens ayant quitté le navire. En espérant que le réacteur fonctionne bien après sa mise en marche car Areva s'est aussi engagé sur une puissance produite.
Pour le groupe nucléaire, ces déboires étaient inhérents à une tête de série. L'ennui est que l'EPR de Flamanville rencontre des difficultés à peu près comparables et a déjà trois ans de retard. Seuls les chantiers chinois se déroulent normalement. Mais de l'avis de tous, « les méthodes chinoises, tant sociales qu'industrielles, ne sont pas du tout transposables en Occident ». Pour ressortir à un prix acceptable, Areva espère abaisser ses coûts de 20 à 25%. Mais derrière ces objectifs affichés, plus personne n'y croit vraiment. Fukushima risque d'avoir enterré les perspectives de développement nucléaire. Et l'EPR apparaît de plus en plus comme un éléphant blanc, comme l'histoire industrielle en compte tant.
Passé le dossier de l'EPR, en voici un autre: quelles circonstances atténuantes va-t-on pouvoir avancer sur le rachat d'UraMin ? Après avoir déjà passé une provision de 426 millions d'euros en 2010, Areva va passer une nouvelle dépréciation de 1,5 milliard à la fin de l'année. Ainsi, d'une acquisition qui a coûté au total plus de 2,2 milliards d'euros, il ne va rester qu'à peine 400 millions inscrits au bilan : 80% de la valeur de la société rachetée en 2007 va être effacée. Il faut remonter à la bulle internet pour retrouver une telle destruction de valeur.
La mission d'enquête parlementaire a commencé à se pencher sur cette étrange acquisition « On ne peut pas dire que Bercy nous a facilité la tâche. Il a fallu l'intervention de Jérôme Cahuzac, président de la commission des finances, pour avoir enfin l'accès aux documents en septembre », raconte Marc Goua.
Le ministère des finances n'a peut-être pas envie de s'attarder sur ce dossier où tout dérange (voir notre enquête : UraMin, l'autre dossier qu'Areva voudrait oublier). Profitant de la vacance du pouvoir entre les deux tours de l'élection présidentielle de 2007, Anne Lauvergeon s'est lancée dans le rachat d'une société minière au cours boursouflé, au sommet de la bulle spéculative sur l'uranium, sans prendre la moindre règle de prudence.
Aucun examen approfondi des gisements, comme le veut la tradition minière, n'a été effectué avant le rachat. Le groupe le reconnaît lui-même dans son communiqué, en expliquant la dépréciation des actifs notamment par la faiblesse des teneurs en minerai de certains gisements. En clair, il n'y a rien d'exploitable. Aucune étude juridique précise, fiable, ne semble avoir été conduite auparavant : Areva a dû racheter par la suite des droits d'exploitation des mines qu'elle n'avait pas. Tout est à l'avenant.
Une chaîne de responsabilité défaillante de bout en bout
Anne Lauvergeon.© Reuters
Près de deux milliards d'euros de pertes d'argent public, des milliers d'emploi supprimés justifient, surtout au moment où l'on ne cesse de parler des fraudeurs sociaux, quelques questions. Car dans cette opération, la chaîne de responsabilité semble avoir été défaillante de bout en bout.
« Si des comptes doivent être demandés, c'est certainement à Anne Lauvergeon (l'ex-présidente d'Areva), mais certainement aussi aux responsables politiques qui, à l'époque, ont donné leur accord à un investissement très onéreux, payé dans un paradis fiscal et dont on s'aperçoit aujourd'hui qu'il ne vaut plus rien », a affirmé Jérôme Cahuzac, président de la commission des finances de l'Assemblée nationale dimanche.
Les silences dans cette affaire sont en effet éloquents, et pas seulement parce que le nucléaire est un domaine régalien. Comment l'Agence de participations de l'Etat (APE), qui représente l'Etat comme actionnaire principal, a-t-elle pu cautionner sans y regarder de plus près une telle acquisition ?
Une première note de l'APE souligne bien les risques et incite à la prudence. Mais quelques semaines après, l'Agence a radicalement changé d'avis et donne son feu vert à l'opération. Dans la marge, une mention manuscrite relève une « belle victoire industrielle de la France ».
Ainsi, à aucun moment, cet organisme censé veiller sur les intérêts publics ne se posera la question des cours surévalués, de l'absence d'audit minier, de l'absence de la moindre exploitation ou réalisation industrielle. Il ne s'interrogera même pas sur le fait que cette société canadienne n'a pas dix-huit mois d'existence et est logée aux îles Vierges britanniques. Et il fermera les yeux sur le fait qu'Areva paiera son rachat dans les paradis fiscaux, ce qui est tout de même inhabituel pour un groupe public. Le ministère des finances, sous la tutelle à l'époque de Christine Lagarde, ne sera pas plus ému par la situation.
Que dire aussi des conseils d'Areva ? La banque Rothschild et des juristes ont supervisé l'acquisition et ont été payés pour cela. Comment ont-ils pu oublier les principes de base ? Des opérations de rachat se mènent après des audits financiers et industriels. Des sécurités juridiques sont imposées à toutes les étapes. Là, rien de tel : pas une expertise minière, pas une vérification juridique. Les banquiers d'affaires ne semblent même pas avoir vu la surévaluation manifeste de la société, des mouvements suspects boursiers qui fleurent bon le délit d'initiés. Autant de signes qui, normalement, conduisent à recommander l'abstention.
Mais le silence a continué. Les commissaires aux comptes, qui approuvent les comptes, auraient normalement dû demander une dépréciation d'UraMin dès la fin de 2007, ne serait-ce que, comme le veulent les règles comptables, pour acter la chute des cours de l'uranium qui s'étaient effondrés depuis l'acquisition. Ils se sont tus et ont approuvé les comptes sans émettre la moindre réserve. Par la suite, René Ricol, dépêché par l'Elysée et le conseil pour faire un état de la situation d'Areva, se montrera tout aussi prudent. Certes, l'acquisition avait été surpayée mais les mines d'uranium sont des actifs sûrs qui finiraient par retrouver leur valeur, était-il dit. Une dépréciation de 400 millions d'euros suffirait pour couvrir le tout. Cette politique de l'édredon visait-elle seulement à ne pas porter ombrage à Anne Lauvergeon, les auditeurs n'osant pas l'affronter, ou à ne pas trop attirer l'attention sur cette opération ?
Et puis, il y a le conseil de surveillance d'Areva. Lui non plus, dans la bonne tradition française, n'a rien vu ou voulu voir. Est-ce parce le président de l'APE, Bruno Bezard, y siégeait comme administrateur représentant l'Etat et qu'il n'a pas voulu se déjuger ? « C'est l'habitude de l'administration qui, désormais, considère que l'Etat est par nature disqualifié pour parler et qu'il faut laisser faire le privé », soupire un observateur.
Mais il y avait tous les autres administrateurs, notamment Jean-Cyril Spinetta, nommé spécialement par l'Elysée comme président du conseil de surveillance pour veiller sur les intérêts d'Areva et de l'Etat. Tous ont accepté de valider sans sourciller les comptes et les explications d'Anne Lauvergeon. Aujourd'hui, le conseil de surveillance a annoncé que trois de ses membres indépendants allaient constituer un «comité pour enquêter sur les conditions d'acquisition et d'exploitation d'UraMin ». Il est temps de rappeler que les administrateurs ne sont pas seulement là pour encaisser des jetons de présence mais ont aussi des responsabilités.
Manifestement, l'enquête parlementaire sur UraMin dérange. Et tout le monde commence à essayer de se dédouaner. Car au fur et à mesure que les éléments s'assemblent, il apparaît que tout ne peut pas seulement être la faute à «pas de chance», à la bulle sur les matières premières, à la spéculation boursière, dont auraient profité les seuls actionnaires d'UraMin en procédant à sa vente. Des informations arrivent, par la presse namibienne notamment, de voyages de représentants français, de disputes aussi entre membres du gouvernement du pays autour des mines rachetées par Areva. « Il y a de nombreux éléments dérangeants dans ce dossier. Je ne vois pas comment la justice ne pourra pas être saisie », pronostique un banquier.
Source: http://www.mediapart.fr/article/offert/80dda34339582937c32bdc0cef37ad89
13 décembre 2011 |